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Dans un continent où l’urgence est permanente, penser peut sembler superflu. Mais c’est le déficit de pensée de ces dernières décennies qui nous condamne aujourd’hui à l’urgence.
Fary Ndao
Lorsque j’évoque ici le discours, je m’intéresse surtout à ce qui en découle. Même sous la forme d’un monologue, le discours suscite des constructions dans l’esprit de ceux qui l’écoutent, des réactions suscitant à leur tour des actions ou pour d’autres une indifférence. Pour le rendre encore plus prolifique, l’on s’attèlera surtout à recevoir des interlocuteurs, des réactions constructives pour élargir encore plus les cercles du « penser-agir ».
Quel bilan à la fin de la campagne agricole ?
Entre 2004/2005 et 2012/2013, les subventions aux engrais sont passées entre 4,6 milliards et 18 milliards de FCFA[1]. Les différentes études qui ont été réalisées ont montré le caractère problématique du système de distribution[2] des engrais. Des subventions qui n’arrivent pas souvent aux acteurs et un manque de corrélation entre la subvention et l’amélioration de la productivité. La seule réponse apportée à ces anomalies est de maintenir crescendo ce montant des subventions. Car souvent, la campagne agricole est analysée sous le prisme des quantités de semences, engrais ou matériels agricoles distribués. Les mêmes schémas sont ainsi repris sans qu’on prenne le temps de trouver des solutions pérennes au manque d’efficacité des subventions. La mesure de suspension de la taxe sur l’arachide en dit long sur l’empressement et l’autosatisfaction qui s’érige le temps de « penser » l’agriculture. Un an après la mesure de taxation sur l’arachide, l’on revient cette année pour suspendre, parce qu’on ne s’attendait pas à une production record combinée à une baisse des cours mondiaux et un boycott des chinois. Justement, le temps de repenser toute la filière arachide, l’on se félicitait lors de la campagne 2016 de la production record d’arachide et de l’achat des surplus par les chinois. La lecture de ces deux articles est d’ailleurs assez représentative de l’appréhension de nos discours agricoles. Si dans le premier [3]l’on se félicite d’une décision sage et appropriée, dans le second au moins[4], il est question de poser la pertinence et les conséquences d’une telle suspension. Et somme toute, cette lecture montre la carence d’une vision stratégique autour des politiques agricoles. Quelles leçons avons-nous retenu de la campagne agricole de 2017 au-delà de l’euphorie des productions record ? Que nous réservera 2018 quant à la taxation de l’arachide ?
Repenser la formation agronomiquee
Aucune étude sérieuse n’avait été réalisée sur l’insertion des agronomes dans le monde du travail par exemple. Pourtant, nos politiques sont convaincus qu’il nous faut encore plus de jeunes qui s’engagent dans l’agriculture. Mais dans cette profusion, les jeunes agronomes sont les dernières cibles auxquelles l’on pense lorsqu’il s’agit de mettre en place des initiatives visant à augmenter l’intérêt des jeunes pour ce secteur stratégique. L’on a voulu nous faire croire ainsi que le Sénégal manquait d’agronomes. Il fallait donc augmenter le nombre de formés sans pour autant s’interroger sur le devenir de ceux qui ont été formés par ce système. La carte universitaire s’élargit d’abord en quantité alors que nous manquons cruellement de spécialisés dans certains domaines d’étude. Que sont devenus les agronomes formés dans le système actuel ? Ont -ils crée des entreprises ? Si tant est que l’argument de taille avancé est que plus d’agronomes seront orientés vers entrepreneuriat (comme par magie). Qu’est ce qui a changé entre temps dans le cursus ? Pour que justement ces jeunes qu’on tance d’aller vers entrepreneuriat puissent recevoir le bagage nécessaire dans un contexte marqué aussi bien par un marché de l’emploi qui tend à se rétrécir de plus en plus (même pour le secteur dont on dit qu’il sera le moteur de l’économie sénégalaise) que par de nouveaux défis que posent notamment les changements climatiques. Alors pour soutenir l’action il faut user des chiffres, dire qu’on forme très peu d’agronomes. Le chiffre, qui à la base devait éclairer et offrir des possibilités d’exploration plus élargie des problématiques, finit par tronquer le discours. Il devient même l’instrument idéal de nos politiques pour s’arc-bouter dans une antichambre de la suffisance du « nous maîtrisons la situation » et d’une fuite en avant refusant d’affronter clairement nos problèmes ou encore pour s’affranchir de la redevabilité envers les populations.
Offrir un nouvel horizon au débat agricole
Sur l’implication des producteurs dans les processus de définition des stratégies agricoles, plusieurs questions me sont parvenues après lecture de la première partie de cet article. Les initiatives dont on vante souvent « l’implication de tous les acteurs » y compris des producteurs font souvent légion. Bien vrai que des efforts considérables ont été faits dans la prise en compte de l’avis de tous les acteurs par la démultiplication des espaces de dialogue. Les propositions qui émanent de ces débats entre acteurs du secteur agricole débouchent souvent sur des stratégies avec des actions qui ne les engagent pas totalement ou partiellement. Voilà pourquoi, dans l’agriculture, les débats se font de rencontre en rencontre avec comme l’impression que les choses n’avancent pas. Cette situation en dit long sur le statu-quo qui prévaut dans “l’espace pensée-agricole”. L’on finit ainsi par se fondre dans un « Il faut » qu’aucun des acteurs du secteur agricole n’aura la prétention de pouvoir s’identifier et encore moins d’en prendre entièrement le leadership.
L’accélération s’érige le temps de penser l’agriculture
Pour produire le chiffre, il faut alors hâter le taux de réalisation. Le développement n’est alors qu’une question de précipitation et d’accélération : former vite et beaucoup, cibler une petite marge de « producteurs » qu’on appellera « producteur modèle » et dont on déléguera la démultiplication auprès des producteurs membres de leur communauté. Le vocabulaire est alors celui de l’accélération, d’où notre programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise qui a la prétention de transformer notre agriculture. Se réfugier derrière les productions record chaque année n’affranchit pas les questions agricoles d’être discutées. On peut légitimement se demander comment à côté de « production record », la menace de déficit alimentaire reste encore prégnante au Sénégal[5]. On parle de 1 411 700 t d’arachide, 393 000 t d’oignons, 1 015 340 t de riz paddy ou encore 2 549 357 t de céréales (globale). Il s’agit bien d’une évolution de la production si l’on compare ces résultats aux années précédentes. On ne parle pas encore de hausse de rendement. Ce qui correspondrait à une intégration des innovations technologiques pouvant mener non pas à une production record mais à une productivité record. Il y a tellement de choses intéressantes qui se passent dans le secteur agricole sénégalais qu’on ne devrait réduire le champ du discours.
Il y a beaucoup de paramètres que je ne maîtrise certainement pas. D’où mon appel au débat. Mais on ne peut se contenter de ce débat interposé sur la véracité des données agricoles. De tous les régimes au Sénégal, il n’y a jamais eu autant de polémiques sur les chiffres de la campagne agricole. Même si du reste les méthodes de collecte utilisées au Sénégal sont celles adoptées au niveau communautaire, cette polémique autour des chiffres est une invite pour repenser tout le système de collecte des données agricoles et non pour clore le débat. Loin de moi l’idée de nier l’importance des chiffres comme l’ont suggéré certains à la lecture de la première partie de cet article. Encore moins de taire toutes les avancées qu’a connues notre agriculture ces dernières années. Il s’agit plutôt d’éviter ce cadrage des objectifs de développement agricole avec l’agenda politique de nos gouvernants au risque de rester indifférent à tout ce « reste » qui nous interroge quotidiennement. Car, aussi important que les chiffres, il y a tout ce qui est derrière[6] : les histoires, les complexités et toutes les questions qu’ils soulèvent. Au-delà de la production record de riz se pose la question du sort réservé aux autres productions céréalières, maraîchères ou arboricoles. Au-delà de la production record d’arachide se pose la question sur les incertitudes liées à sa commercialisation[7] ainsi que le fait que la subvention ne profite pas encore à nos huileries. Au-delà des productions record, c’est surtout tout le processus de collecte, d’analyse et de diffusion des données agricoles (pas que quantitatives) qui est l’une des urgences qu’il faut saisir urgemment ou se résoudre en à payer les frais chaque année. En espérant que cette invite puisse être portée au risque de tarir encore plus le débat agricole de l’essentiel.