Crédit Photo : George Ang’edu
Une seule machine de radiothérapie pour 13,5 millions de sénégalais, et pour ne rien arranger, datant de 1989[1]. Ving huit ansaprès, ce fait cristallise tous les débats autour du secteur de la santé. Parce qu’à côté du taux d’accès aux soins de santé qui s’est bonifié ces dernières années, à côté du nombre de personnes bénéficiant de la couverture maladie universelle, se cachent la vérité fade de la seule machine de radiothérapie. Justement, toutes ces singularités qui déterminent pourtant l’objective réalisation dans un domaine sont tues. Le chiffre est ainsi placé à chaque coin des discours tant qu’il contribue à renforcer l’aura politique de nos gouvernants ou de leurs opposants.
Dans la sphère agricole, la prestance du chiffre dans le discours n’est pas inconnue : milliards investis chaque année, production record ou encore quantités de semences distribuées plantent le décor sur les plateaux TV ou les tribunes dans les conférences ou salons sur l’agriculture. En vérité, dans ces analyses où le chiffre est placé au centre et où les indicateurs reposent uniquement sur une base quanti, les mailles de l’analyse sont assez larges de sorte que des éléments d’appréciation pouvant fortement définir la situation du secteur en question sont écartées. De plus, elles tendent à placer le débat sous un prisme polémique où les débatteurs se résoudront chacun de son côté à garantir la véracité des chiffres avancées. Les variables quanti s’éternisent alors dans le discours agricole, despotiques, suffisants, au point de devenir des dogmes que l’on ne saurait réfuter. Et qui offre par là même une universelle crédibilité qui sans elles, le discours devient faux ou pour les plus tolérants incomplets.
Non, notre objectif n’est pas de produire 1600000 tonnes de riz
L’on m’a reproché souvent dans mes articles (et à juste titre peut être) de ne pas avoir basé l’essentiel de mon argumentaire sur des chiffres. Je suis d’avis que les chiffres nous permettent de prendre des repères, de mesurer et somme toute de pouvoir nous mettre d’accord sur des concepts qui, évalués qualitativement, feraient l’objet de multiples débats sans qu’un consensus ne soit retrouvé. Justement, l’objectif est-il alors de trouver le consensus ? Il s’agit ainsi dans ce blog de donner des opinions, faire de l’analyse systémique, relever des faits qui ne sont pas souvent discutés et non d’une propension à tout quantifier. Même si cela n’empêche, au besoin, de recourir aux données chiffrées. Cette dérive facile du débat déteint même dans nos ambitions sur le plan politique. En effet, nous voici arrivés cette année à 950 000 tonnes[2] de riz produits au Sénégal. Même si je ne reviendrais pas sur toute la polémique autour de ce chiffre, je suis d’avis que la finalité n’est pas là. Que nous aurions bon produire 1 600 000 tonnes en 2017, le problème restera entier. Notre défi n’est pas donc de produire 1 600 000 tonnes mais de s’atteler à ce que cette production aussi faible soit elle puisse correspondre aux standards de consommation du sénégalais lambda. Auquel cas, notre production ne sera bonne que pour le stockage.
Insuffler une nouvelle jeunesse à l’incitation au consommer local
La conséquence de cette « quantophrénie » est que le discours agricole se cramponne dans une rhétorique du oui ou non de la véracité des chiffres. Que devient alors le débat sur l’autosuffisance en semences, quand on sait que ces semences contribuent à 30% de la productivité, du débat nécessaire sur l’adéquation entre le riz produit et les préférences de consommation des sénégalais. Il est facile de dire que ce consommateur n’a pas les outils encore moins le désir d’une analyse des questions agricoles dénuée de toute partialité. Et que ce débat doit être l’apanage des seuls « sachants ». Mais n’est-ce pas le rôle de ces « sachants » de s’atteler à ce que les masses, aussi extérieures et exclues des cercles de la pensée agricole, puissent saisir et par-delà s’approprier au mieux les problématiques agricoles ?[3] Le débat agricole ne doit être un buzz permettant aux gouvernants de se glorifier en exposant des chiffres sans en extraire les tenants et aboutissants. Mais plutôt, les moyens d’engager les masses, de les challenger, de réveiller cette fibre patriotique à mesure d’insuffler une certaine « jeunesse » à l’incitation au consommer local. Je suis d’avis que si les masses saisiront mieux les enjeux de leurs habitudes d’achat de produits agricoles, l’on pourra au mieux exploiter la consommation locale. Les enjeux agricoles doivent être communiqués aux populations de sorte qu’elles sachent le rôle qu’elles devront jouer pour relever les différents défis de l’agriculture sénégalaise. Il s’agit ici de s’attaquer au penser du sénégalais. Pour le moment, la communication insiste beaucoup sur l’incitation des populations au consommer local mais non sur le pourquoi nous devons consommer local. Car, c’est en agissant sur cette fibre que nous pourrons agir sur le comportement du consommateur sénégalais et qui au-delà utilisera son conscient pour prendre sa décision finale d’acheter avec des critères beaucoup plus orientés « humain » bien avant les critères de prix ou de quantité. Je me désole ainsi, que tout l’argumentaire repose sur les chiffres quand bien même ces chiffres ne sont pas avérés[4] ou que cet argumentaire repose sur « le riz importé est mauvais » tout en continuant de le fourguer aux sénégalais. Car, je trouve ici qu’il s’agit d’une démission totale de nos gouvernants sur une prérogative aussi évidente qui est de s’atteler à garantir l’intégrité des aliments que nous consommons. Ainsi, les arguments nécessaires pour la décision du consommateur sénégalais d’acheter le riz local échapperont à son analyse avec une communication aussi dispersée.
Le développement agricole ne doit plus se mesurer à l’aune des milliards injectés chaque année dans l’agriculture sans questionner leur efficacité ou les relativiser devant l’énormité des besoins du monde rural. La déconstruction du discours agricole appelle à ce que l’on se délecte de la redondance de ce discours tendant à exposer l’abondance des ressources de l’Afrique encore incapables d’être à « la hauteur de son potentiel[5] ». La déconstruction du discours agricole appelle surtout à ce qu’il puisse susciter ce dialogue entre gouvernés et gouvernants. Car il faut l’avouer, que le dialogue actuel entre le monde rural, principale entité touchée par les politiques agricoles et les gouvernants est pour le moment un dialogue de sourds. Ou les premiers se résoudront à faire figure « d’administrés » et les seconds, à se glorifier de leurs milliards investis dans l’agriculture.